lundi 8 novembre 2010

Liberté



Modeste, qui avait tant de cordes à son arc, avait aussi hérité d’un salon de coiffure. Comme il était un bon fils, il n’avait pas voulu faire de peine à ses parents en le refusant. Manuellement adroit, ingénieux et sociable, il y réussissait. Le personnel et la clientèle le célébraient à l’envi. Hélas, il se sentait de plus en plus ridicule quand, tel Matamore, il matait  les crinières abondantes ou quand, à l’inverse, en redresseur de tort, il étoffait savamment de pauvres tignasses chétives. Bref, la matière chevelue l’écoeurait, l’empêtrait, le ligotait comme un vulgaire moucheron pris dans une toile d’araignée.

Ah ! fuir ce milieu de femmes, pour femmes, avec des femmes !
Mieux entendre les nouvelles du monde !
Savoir vraiment ce qui se passe !
Avoir du recul, mettre tout en perspective !
Se faire une idée vraie de la vie !

Sur la place, juste devant chez lui, se tenait le marché aux fleurs. En plein air, loin de l’atmosphère confinée du salon. Josiane, la fleuriste, vendait  ses bouquets à tous, aux amoureux, aux écoliers pour la Fête des mères, aux invités cérémonieux, aux officiels, aux amis éplorés lors des funérailles et même aux maniaques fous de symboles. Il se mettait sur le pas de sa porte pour les entendre tous et pour l’entendre, elle, qui pénétrait les désirs et les sentiments de ses clients. C’était bien autre chose que de délabyrinther des cheveux !

Un homme très important passait souvent commande à Josiane. C’était un homme d’affaires qui avait su faire travailler pour lui beaucoup de monde. Il était adjoint au Maire et tous le saluaient. Il répondait à tous. Il participait à des congrès, des expositions et des colloques en France et  à l’étranger. Il pouvait comparer les besoins et les problèmes, juger des affrontements, évoquer des solutions. Il connaissait l’humanité au point – disait-il -- de pouvoir prévoir l’homme du troisième millénaire. Rien à voir avec l’élection de Miss Bouclettes !

Modeste connaissait aussi, pour l’avoir rencontré dans la rue et aussi pour l’avoir entendu vanter par ses clientes, un jeune homme singulier. D’après la rumeur, il avait mené une vie de galère, proche de la dissidence et de la marginalité, pendant dix ans, comme on traverse une contrée périlleuse. Il n’avait pas coupé ses cheveux longs. Il chantait et jouait toujours de la guitare mais occupait un poste de professeur à l’école voisine. Modeste enviait sa voix chaude et son sourire irrésistible. Composer, trouver mots et musique, quelle aventure ! C’était autre chose que de poser des bigoudis ! Et ça vous rendait beau. Et puis vivre dans le monde de l’enfance, entouré d’un cortège d’angelots, et même de diablotins n’était-ce pas remonter le cours du temps ?

Ah ! être au point de rencontre des âges et des civilisations !
Ressentir les enthousiasmes !
 Les comprendre en profondeur !
 Passer de la matière aux âmes et peut-être à ce qui fait vivre les âmes !

Quand il était petit, Modeste, une nuit, avait rêvé qu’il parcourait le monde avec une caméra et qu’il enregistrait tout ce qui lui faisait signe. Signe de quoi ? il l’ignorait. Cependant, ce que lui disait le monde, il lui fallait le traduire. Cette traduction lui incombait, s’il ne la faisait pas, personne ne la ferait. Il s’était réveillé en pleurant.

Tous nos concitoyens furent très surpris quand Modeste qui n’avait pas trente cinq ans céda salon, clientèle et pour ainsi dire personnel à un vague cousin qui promit de lui verser une mensualité. Il disparut. On n’en eut plus de nouvelles. Les uns disent qu’il voyage, ce veinard, d’autres qu’il est devenu guitariste ambulant, d’autres qu’il vit aux Indes, en ashram, d’autres, enfin, qu’il est capable de tout. A ces différentes hypothèses, l’instituteur a consacré une chanson. Mais depuis, Josiane soupire souvent. Et l’adjoint au Maire ajoute qu’il est regrettable que la ville ait perdu un coiffeur si doué, qui en faisait la célébrité.

Son meilleur ami se souvient que l’année du Bac, Modeste professait une folle admiration  pour le candidat, réel ou mythique, qui avait choisi  un sujet sur la liberté pour ne le traiter que par la phrase : « La liberté, c’est ça ! »
Madeleine 25 octobre

L'atelier sur le web : clic

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire