jeudi 26 janvier 2012

Proxi

Du nouvel épicier de la Rue principale, qu’y avait-il à dire ?  
Tout et rien. C’était un costaud qui portait deux caisses à la fois quand il déchargeait sa camionnette. Il était massif. Il avait un accent bizarre. Il disait nonante et septante. Belge ou Suisse ? On déduisit qu’il était plutôt belge parce que les Suisses traînent en parlant. Lui, c’était rapide et bref comme une baffe. Il vous regardait en dessous. Etait-il sournois ? Sorti de ses boîtes de conserve, de ses fruits et légumes de ses pots de yaourt et de sa charcuterie sous plastique, qu’était-il ? des muscles. Les gens disaient : « Il n’a pas de conversation. » Par comparaison, la bouchère, le buraliste et la boulangère étaient de brillants conférenciers. Le dimanche à 13 heures, il disparaissait au volant de sa camionnette et ne reparaissait que mardi matin aux aurores avec son chargement. Et puis il ne vous disait ni monsieur, ni madame, ni mademoiselle, ni miss, ni choupette, ni ma belle. Rien. Il vous plongeait dans l’anonymat dont lui-même n’était pas sorti. Proxi étant le nom peint au-dessus de sa vitrine, on l’appelait Proxi.

Ségolène O’Brien était une ancienne rédactrice du journal régional. Elle  avait pris une retraite très anticipée pour donner des leçons de chant, soit aux m’as-tu-vu qui visaient une carrière à l’opéra, soit aux timides qui voulaient poser leur voix, respirer ou accéder à la sérénité. Elle avait d’autres cordes à son arc. L’hiver, en gardant une vaste maison délaissée par ses propriétaires, elle pouvait louer son studio. Elle écrivait aussi. Quoi ? elle ne le disait pas mais elle avait tant d’allure avec ses lunettes octogonales et ses boucles rousses qu’on n’aurait pas été surpris de la voir passer à FR3. D’ailleurs, pour un oui pour un nom, elle vous donnait sa carte de visite, une mini-carte bleutée qui vous informait qu’elle était, de plus, orthophoniste.
Aramis, le chat de Ségolène, seigneur tigré de la Rue Principale, qui feulait et fuyait et refusait toute familiarité avec quelque créature que ce soit, mangeait, paraît-il, tout crus, les écureuils du petit jardin public.
 

Un beau matin d’été, la camionnette de Proxi fit une embardée vers Aramis qui resta tout raide étendu par terre. Proxi pila, gara plutôt mal son véhicule ramassa l’animal et courut vers le vieux kiosque du jardin. Ségolène, alertée par la rumeur publique s’y précipita. Un coup de vent claqua la porte derrière elle. On n’entendait rien à l’intérieur, ni cris, ni insultes. Cela dura un bon moment, où les paris se multiplièrent. Et puis, ils frappèrent pour qu’on les délivre.
Dans un roman, on aurait vu sortir les deux héros, tout éplorés, réconciliés, unis pour le meilleur et pour le pire, tenant, chacun par une anse le panier-cercueil du tigre miniature. Oui, mais voilà, dans la vraie vie, les artistes n’épousent pas les épiciers.
 

Je t’écris pour te dire que Proxi s’appelle Sylvain Vanderbeck. Dans sa jeunesse il n’avait pas pu être vétérinaire. Pour se consoler, il fait partie d’une équipe de protection civile. Quand il a emporté le chat, c’était pour lui faire tranquillement un massage cardiaque. C’est dans ses bras que la bête est sortie du kiosque bien vivante et sans protester. Quant à Ségolène, l’apprivoisera-t-il aussi? Fatalement, pour le remercier, elle lui a proposé des leçons de chant. Entre nous, ce mutique en a bien besoin. Affaire à suivre…
Madeleine
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