mardi 19 octobre 2010

Ce qu'en pensent les gens

la consigne : Une jeune personne marche dans la rue. La rue s'anime.

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Le texte de Madeleine

Sur le Cours Mirabeau

Sophie marche à grands pas, tête basse, au bord du trottoir. Ses lèvres remuent. S’en rend-elle compte? Elle secoue ses longs cheveux noirs comme si elle n’était pas d’accord. S’adresse-t-elle à un ami ou un ennemi ?. Elle porte à l’épaule  un grand sac et lui imprime un ample mouvement de balancier. Dans un quartier périphérique, elle ferait rire les groupes de jeunes. Mais au cœur de la ville, parmi tant de passants de tous âges et de toute apparence, la sienne paraît normale. Elle a des souliers plats, une courte robe gris pâle sur un collant noir et son long gilet noir vole autour d’elle, accompagnant, prolongeant, de façon moins brillante ses grands cheveux. Soudain, elle s’aperçoit qu’elle parle seule. Elle regarde alentour, inquiète. Après tout, elle n’est pas plus étrange que tous ceux qui, au même instant, discourent dans leur portable.

Pas loin de la statue du Roi René, Maguy Terral est assise sur un banc, sa canne à côté d’elle. Maguy attend le petit autobus qui tourne dans la vieille ville et la ramènera chez elle. En fait, elle a tout son temps. « Cette mode est trop bizarre ! Les jupes sont ultra-courtes au-dessus de collants noirs parfaitement opaques. On ne peut même pas dire que cette jeune femme essaie de produire son petit effet : prise dans son monde, elle ne voit personne. Elle a la chance d’être grande et mince et sûrement du plaisir à penser en marchant. C’est bien Nietzche qui écrivait que marcher fait penser ? Alors moi qui clopine depuis cette fracture, je vais complètement m’abrutir. Dans le bus, on me cède la place. Et j’accepte. Je m’accepte. Ma vie nouvelle est différente. Je suis de plus en plus aux aguets. Je regarde bouger. J’examine les promeneurs. Ils sont mon spectacle. »
« Madame Terral est  à son poste d’observation, à faire ses réflexion, pense Christophe. Elle a bien récupéré depuis son accident. C’est un plaisir d’aller lui faire faire sa rééducation. Quelle cliente agréable ! Et son appartement n’est pas banal. Tiens ! elle suit des yeux la grande bringue qui file sans regarder personne. A force, celle-là, elle va tamponner un réverbère ou renverser quelqu’un. Quel visage fermé ! Si elle n’était jeune, on la prendrait pour une sorcière. C’est vrai qu’il ne fait pas chaud, marcher vite réchauffe. Les platanes perdent leurs feuilles, c’est bientôt Halloween. Que faire pour désensorceler cette future sorcière ? Je crie pour la réveiller ? Je l’aborde ? »
« Un jeune homme seul, se dit Lisa. D’habitude, ils sont en bande. Comme c’est romantique, un solitaire ! Mais je l’ai vu quelque part ! Un jour où il faisait bon, où il n’y avait pas ce petit vent frisquet ! Au printemps ? en été ? Ca y est, il discutait avec Yann : c’est Christophe, son meilleur copain. Les amis de vos amis sont vos amis, je pourrais l’aborder. Qu’est-ce que je risque ? Il ne va pas me mordre. Oui, mais il fonce, il suit cette grande femme brune qui marche si vite en balançant son sac. Elle est déjà devant le cinéma. La rattrapera-t-il ? Elle a déjà dépassé le cinéma. On dirait que le vent la pousse. Le vent les pousse, et moi, j’ai perdu Christophe pour aujourd’hui. »
-- Chauds les marrons !
« Il ne fait pas encore assez froid, il n’est pas encore assez tard pour qu’on achète mes cornets, se dit le marchand de marrons. »
Et de se réchauffer les mains au brasero en suivant Sophie des yeux.
« Elle ne m’a pas regardé. Il y a des gens pour qui les autres sont comme des meubles. A un moment de la vie l’on devient un meuble à leurs yeux. Il suffit d’avoir en  quelque sorte la tête de l’emploi, de n’importe quel emploi. Moi, c’est vers 35 ans que j’ai eu la tête de l’emploi, quand j’étais serveur à la Rotonde. Pourquoi n’est-on ensuite jamais plus autre chose que sa fonction aux yeux des nouveaux venus ? Avant, les autres se retournaient sur mon passage et je les intriguais comme m’intrigue cette cavale qui  balance sa crinière au vent d’automne et qui marche comme sur un fil au bord du trottoir. Maintenant, je fais partie des Assis. Quel est le poète qui a écrit Les Assis ? »
Le petit Victor s’aperçoit qu’il n’a plus qu’un seul gant. Où a-t-il laissé tomber l’autre ? Qu’est-ce que sa maman va dire ? Il revient sur ses pas, il cherche. Un gant de laine gris sur un trottoir gris où plein de pieds circulent, allez donc le trouver ! En marchant les yeux rivés au sol, il tamponne une grande dame aux longs cheveux noirs ou c’est elle qui le tamponne. Elle agite joyeusement un gant gris.
-- C’est à toi ? dit-elle en riant.
-- Merci, Madame.
Il se sauve en courant vers le haut du Cours. Devant le marchand de marrons, en dansant, il agite, comme des marionnettes, ses deux petites mains grises. Il tourbillonne, manque de tomber, se heurte à Christophe qui l’attrape par les épaules et le remet debout. Il court, il court. Au passage, Lisa lui sourit et lui envoie le baiser qu’elle aurait peut-être voulu lancer à Christophe. Fichue timidité !
Insoucieux de cette marque d’amour par procuration, le voilà qui embrasse  Maguy Terral et s’installe sur ses genoux.
-- Mamie, je croyais que tu n’avais plus le droit de sortir te promener ! Regarde, j’ai mes deux gants ! Une dame a retrouvé celui que j’avais perdu !

Pendant ce temps, Sophie est arrivée au bas du Cours, au Bar de la Rotonde. Elle trouve Jérôme, son fidèle ami, qui l’attend depuis une heure. Elle s’assied, soudain très lasse.
-- Que de monde, ce soir ! Tant de gens qui vont et qui viennent. Et personne qui se soucie un instant de vous !
Ce qu’en pensent les gens ...

Jeannette est pressée, chaussée de talons hauts chaque pas résonne sur la chaussée bitumée.
« Il est 18h15. Je vais être à la bourre avec tout ce que j’ai à faire à la maison. Et cette baguette de pain, dans mon sac, qui menace de se briser à tout moments ; je vais la couper en deux, ce sera plus pratique. Même à cette heure, personne ne me regarde dans ce maudit quartier de banlieue, j’aimerais tant habiter au centre ville ! »
Blonde, jeune et jolie, elle semble préoccupée. Elle s’arrête tout à coup et calant son pain sous son aisselle, elle fouille dans son sac.
« Mais où sont elles donc ? Pourvu que je ne les ai pas perdues ? Je les ai peut être laissées sur mon bureau après que je me sois limé les ongles quand la patronne me parlait ? Elle m’énerve tellement que je fais n’importe quoi, je ne peux tout de même pas l’envoyer se faire voir ailleurs ! »
Sans trop réfléchir elle renverse le contenu du sac au milieu de la route.

Et ce juste sous la fenêtre de Madame Anselme. La vieille dame semble ravie de cette distraction inattendue.
« Pas trop d’animation d’habitude ! Tous les jours, non fériés bien sûr, je guette le pas de Jeannette et voici que par bonheur ce soir il se passe quelque chose. Elle est toute mignonne cette fille ! Si je pouvais avoir ses jambes ! Elle doit s’en payer des galipettes ! Tiens voilà qu’elle fait un numéro ! Elle doit avoir perdu ses clés  mais les chercher au milieu de la rue c’est original !
J’aimerais tant faire quelque chose pour elle ! Elle me semble tellement mignonne et grâce à elle, je sais que je peux allumer la télé pour voir les jeux télévisés. Aujourd’hui la télé attendra me semble t’il ! Tiens une voiture !  »

André arrivait, au volant d’une BMW aux verres teintés et s’arrête juste en face de Jeannette, doucement, à quelques mètres d’elle.
« Quelle idée ! Je me proposerais bien de l’aider, ce serait une bonne occasion de la draguer depuis le temps que j’ai repéré cette voisine à fière allure. Mais cette dame à la fenêtre est gênante.
Quelle classe elle a cette Jeannette ! Cette façon de se baisser en pliant les jambes en légère torsion comme pour les faire valoir ! Cette nuque dégagée que je pourrais souligner ! Et puis le décolleté ! Quel plongeon dans l’infini entre les deux collines arrondies qui promettent des moments délicieux ! Superbe ! Je la vois tout à fait reprendre ce scénario du sac éventré dans mon atelier. »

Mais voici Claudine qui a rejoint Jeannette et jette un regard méfiant en direction d’André.
« Mais que fait il là lui ? Par quel hasard est-il prêt à intervenir auprès de Jeannette. Je suis sûr qu’il a une idée derrière la tête. Si je n’étais pas arrivée il lui aurait fait des propositions malhonnêtes, j’en suis persuadée. Et pourquoi ne me voit il pas quand je le croise ? J’aimerais bien qu’il s’intéresse à moi ! Comment pourrais je lui faire comprendre que je suis disponible, moi ? »

Un peu plus loin, Jean, ancien fonctionnaire à la retraite, a tout observé tout en repeignant inlassablement le même volet.
« Mais que vient elle faire celle là. On était sur le point d’assister à une scène que j’aurais aimé jouer moi-même. Cette Jeannette, oui elle doit s’appeler Jeannette, je rêve d’elle avec ce prénom. Si je n’étais pas si vieux… D’accord, j’ai bientôt 75 ans, mais j’ai des ressources et je pourrais rendre heureuse une jolie femme. Et puis j’ai du temps et une belle pension, elle n’aurait pas besoin de travailler, je pourrais l’emmener voir l’exposition des impressionnistes à Paris. Peindre pour elle des paysages à la Monet alors que je passe mon temps avec un bleu sombre pour mes volets. »

Jeannot arrive en courant. Il a une dizaine d’années. Il dépasse les deux femmes ; Jeannette l’interpelle et lui conseille d’attacher son lacet défait.
« Elle est comme Maman, celle là ! Toujours à voir ce qui ne va pas ! Mais j’en ai rien à faire, j’suis bientôt arrivé chez ma grand-mère et je m’en occuperai à ce moment là de mon lacet !
Comme si j’allais me tuer à cause de mon lacet défait !

Tiens mais qu’est il arrivé ? Pourquoi s’est il arrêté ce monsieur dans la BMW ?  J’ai du manquer quelque chose. Vite la bise à Grand-mère Anselme et je vais aller voir ce qui se passe. » 


André est reparti, Claudine poursuit son chemin en tenant le bras de Jeannette. Jeannette a ramassé ses affaires, inquiète de n’avoir pas retrouvé sa clé.
« Que l’existence est triste ! ma vie ne sert à rien, personne ne me regarde, personne ne me voit, je n’existe pour personne … »

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