mardi 15 octobre 2013

Armand et Margueritte

Au matin du premier jour de notre histoire, Armand aperçoit Margueritte. En la voyant, il se dit que cette créature est la plus belle que le monde ait portée. Certes, elle est vraiment énorme et ses formes exagérément arrondies lui donnent un aspect de bête difforme. Mais lui, la trouve gracieuse, élégante dans ses multiples tournoiements, pirouettes et autres acrobaties qu’elle exécute autour de lui, sans même se rendre compte de son existence tant il est petit comparé à elle. La grosse Margueritte ressemble à une danseuse étoile, tant elle est en harmonie avec ce qui l’entoure.
Il se délecte avec passion de ses mille mouvements, il n’a de cesse de l’observer aller et venir, avec un regard chargé d’amour pour l’immonde chose qui se trémousse devant lui. Ses faits et gestes sont scrutés dans leur moindre détail, et de grotesques et laids, sitôt passés par les yeux d’Armand, deviennent légers et graciles. Margueritte est la plus belle création de l’univers, qui pourrait détourner son regard d’elle ? pas Armand en tout cas. Il aimerait tant être comme elle, et l’accompagner dans ce ballet qu’elle exécute seule et sans compagnon. Lui, si petit, et elle, si grosse !

Au matin du deuxième jour de notre histoire, Margueritte sent une force invisible peser sur elle, alors qu’elle revient exécuter à nouveau ses prouesses physiques. Ce n’est pas un regard de prédateur. Du moins, pas celui d’un danger assez grand pour qu’elle en tienne compte. La créature qui l’observe sans relâche semble pourtant très intéressée par ses pirouettes. La créature, c’est Armand. Elle n’en a jamais vu des comme lui, tout petit par rapport à elle, si large qu’elle pourrait l’avaler quinze fois sans être rassasiée. Quel étrange animal, pourquoi la regarde-t-il ainsi ? Pourquoi suit-il tous ses mouvements ? Si ce n’est ni pour la manger, ni pour se joindre à elle dans cette danse, alors pourquoi reste-t-il à la regarder ?
Pourtant, il y a quelque chose dans cette observation simple, qui plait à Margueritte. Elle se sent belle, elle se sent aimée. Et pour ce simple plaisir, elle ne peut s’empêcher de danser encore, et met plus de force et de conviction dans cette danse.

Au matin du troisième jour, alors que Margueritte revient en ces lieux pour accomplir sa danse une énième fois, elle se rend compte qu’Armand est déjà là.il est arrivé avec les premiers rayons de l’astre diurne, et se veut à nouveau le seul témoin du spectacle fabuleux. Elle accomplit bien quelques nouveaux déhanchés, mais cette fois déconcertée par ce même regard fixé sur elle, décide de s’approcher un peu, pour mieux l’observer, elle aussi. Son immense corps allongé franchit l’espace qui la sépare d’Armand en quelques secondes, et son œil, aussi gros que le poing de l’homme, fixe ce dernier avec intensité. Un instant, c’est lui qui est dérouté. Il se recule sur son embarcation, et Margueritte, heureuse de ce choc qu’elle a provoqué en lui, s’éloigne avec douceur et majesté.

Un soir, bien longtemps après le début de notre histoire, Armand retrouve enfin Margueritte. Il a eu si peur qu’il a quitté l’endroit, et pendant des années, l’a laissée aux bons soins de l’océan qui l’avait vue naître. Il s’est donné beaucoup de mal pour oublier cette rencontre. Mais il n’y est pas arrivé. Il a fait sa vie, avec une femme qui lui ressemble, mais n’a jamais cessé de penser à Margueritte.
Alors, un jour, il a décidé de retourner sur le lieu de leur première rencontre. Pendant longtemps, il l’a attendue, dès l’aube, jusqu’au crépuscule. Elle n’est pas venue. C’est un soir qu’il l’a retrouvée… ou plutôt, c’est Margueritte qui a retrouvé Armand ce soir-là. Elle tournoie autour du bateau, avec frénésie, et reprend le ballet qu’elle avait accompli sous ses yeux ébahis lors de leur première rencontre. Lorsqu’il la voit, alors qu’il avait perdu tout espoir de la retrouver un jour, Armand se sent vivre de nouveau. Il reconnait ses formes énormes, il retrouve cette grâce qu’il est le seul à voir. Et il pleure.

Au terme de notre histoire, Armand est seul.de nouveau, il pleure, mais cette fois, ce n’est pas de joie. Il pleure la dépouille de cette si belle, de cette si merveilleuse Margueritte qui avait pris l’habitude de danser pour lui dans les eaux qu’elle remuait, entre l’écume et les vagues qu’elle créait par sa force et ses mouvements. Armand avait abandonné sa vie d’humain pour la passer à bord de son voilier, en compagnie de Margueritte, qui avait apparemment fait la même chose de son côté. Il ne se passait pas un jour sans qu’ils ne s’échangent des regards complices, sans que lui n’offre à sa belle du poisson, ou qu’elle ne bouge pour lui.

Aujourd’hui, sur une plage de sable blanc, Armand est un vieillard accroupis qui pleure, aux côtés de la carcasse de la dernière baleine bleue. 
Rena Circa Le Blanc

Les textes de Rena : clic 

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