samedi 4 février 2012

Le message dérisoire

Il vit seul au premier étage, au-dessus de son  atelier et, sous le toit, derrière un vaste vitrage, se trouve un second atelier. Son véhicule reste été comme hiver dans le jardin. Au volant de sa petite camionnette, il part travailler sur ses chantiers, ici ou là, jamais plus loin que vingt kilomètres. Dans cet espace dont notre village est le centre, il y a une petite ville et d’autres villages. Pour l’alimentaire, il peint l’intérieur et l’extérieur des maisons et des immeubles et quelquefois des trompe-l’œil. Dans l’annuaire il  paie un modeste pavé qui présente ses prestations et donne ses deux numéros de téléphone.
Quand il n’emporte pas son casse-croûte, il va au restaurant. Dans ce cas, il mange en lisant le journal. Tout le monde lui dit Monsieur Journu. Entre nous, on l’appelle simplement : le peintre. Il vient forcément d’ailleurs car il n’a ni famille ni même un seul ancien copain d’école à vingt kilomètres à la ronde. Ni non plus d’anciennes copines. Ni d’actuelles.
Lorsqu’il n’a pas de travail, il monte, par une échelle, dans son atelier numéro 2, car il peint sur chevalet d’après les photos qu’il prend au cours de ses déplacements. Les rares privilégiés qui ont eu l’honneur d’y accéder ont pu voir, au milieu de tous ces paysages qu’il leur brade pour faire de la place, le portrait d’une jeune inconnue très brune. Il paraît que c’est son ex, et qu’il est divorcé. Mais il ne reçoit jamais que des factures et du courrier professionnel.

Cela dure dix ans, jusqu’au dixième hiver, où il travaille en ville et à l’intérieur. Comme d’habitude, en partant de chez lui, il a fermé à clef la porte de l’atelier et celle de l’escalier qui monte à l’appartement mais pas celle du jardin. Quand il revient, vers seize heures, il y a dans son jardin des traces de pas. Le seuil de la maison semble avoir été piétiné comme si quelqu’un s’était acharné à ouvrir la porte. Sur l’appui de la fenêtre il y a un petit paquet rouge. Or, ce paquet – le facteur nous l’a dit depuis – ne provenait pas de la poste. Le peintre l’a pris et l’a ouvert. Qu’a-t-il vu ? Il n’est plus le même.
Maintenant, au restaurant, il s’approche du bar pour prendre son café. Il dit en quelques mots où il travaille et ce qu’il fait. Il attend des réponses. Il essaie de savoir à qui il s’adresse. Et c’est pareil sur ses chantiers : auprès des commanditaires, il enquête sur le voisinage. Y aurait-il des nouveaux venus sur ce qui semble être, depuis dix ans, son territoire, son île autrefois déserte ? Ainsi Robinson lorsqu’il examine les traces de Vendredi. Ce qui nous y fait penser, c’est que nous le voyons parfois, muni d’une longue-vue, surveillant les environs du haut de son atelier. Lorsqu’il travaille, il ne fredonne plus jamais, il soupire. Au moindre bruit, il se retourne brusquement comme s’il voulait surprendre un intrus.
Heureusement, l’hiver est court. Un mois plus tard, fleurissent les amandiers..   Quand il rentre vers seize heures, il y a encore un petit paquet rouge sur l’appui de la fenêtre. Et ce n’est toujours pas le facteur qui l’a déposé. C’est on ne sait qui. Et nous, nous ne savons pas ce qu’il y a dedans.
C’est alors qu’au restaurant, il a parlé pendant dix minutes. Pour dire qu’il avait reçu des nouvelles deux fois. On n’a pas osé lui demander de qui. Pour dire qu’il arriverait – c’est sûr – à savoir qui les lui apporte. En face de chez lui, habite Julienne, qui loue une chambre. Il a loué cette chambre. Et maintenant, il habite en face de chez lui. Et quand il va travailler, il paraît que Julienne ou sa mère prennent le relais derrière leurs fenêtres. 

En somme, tout ce mystère, ça lui fait de la compagnie. On n’attendait que ça pour lui montrer de la sympathie. Il faut dire que nous sommes curieux et que nous aimerions bien savoir.

Eh bien ! voilà, nous ne saurons jamais et lui non plus. Au volant de sa camionnette, notre peintre a rencontré un grand peuplier. Ejecté, ramassé, hospitalisé, il est resté trois jours entre la vie et la mort avant de se laisser dériver.
A son enterrement, l’on n’a pas vu d’estranger, c’est-à-dire de personnage qui ne serait pas du coin. Mais quinze jours après, une Clio rouge s’est arrêtée devant sa villa. En sont sortis deux jeunes gens vêtus d’un T.Shirt rouge portant les mots Jadis et Naguères. Ils ont sonné. Ils sont entrés dans le jardin. Au moment de poser une nouvelle boîte rouge sur l’appui de la fenêtre ; ils ont levé la tête et vu le grand panneau A LOUER, avec l’adresse du notaire. Alors, ils sont allés demander à Julienne si c’était bien la maison de Madame Jourdan.
-- Mais non, a dit Julienne, Madame Jourdan, c’est moi. Là-bas, c’était chez Monsieur Journu.
-- Alors, Madame, nous avons le plaisir de vous remettre, en tant que Cliente Lauréate, ce cadeau offert sans obligation d’achat. Vous aviez bien reçu par la poste une missive avec ces mots :Guettez votre boîte aux lettres ? Avec une enveloppe pour la réponse ?
-- Peut-être, mais je n’ai pas fait attention, je ne sais plus ce que j’en ai fait…
--C’est parce que Jadis et Naguères tenait à vous récompenser qu’il nous a demandé d’insister !
Julienne a ouvert le paquet. Dedans, il y a un objet en plastique qui porte écrit en petites lettres Jadis et Naguères et qui encadre une photo. Il y a aussi un billet faussement manuscrit, en forme de cœur : A bientôt.
Qui se souvient que Verlaine a écrit Jadis et Naguères ? En revanche, toutes les femmes savent que Jadis et Naguères est une entreprise de vente par correspondance.
Pas les hommes. Et la photo ressemble terriblement au portrait qui trônait dans l’atelier.
Madeleine .
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